Intrusion, obsession et botanique
Cette fois-ci j’aimerai parler de deux formes de pensées bien différentes. Elles utilisent des mécanismes très proches pour s’ancrer dans l’esprit mais provoquent des sensations diamétralement opposées. La première aurait plutôt tendance à générer de la peur ou du mal-être alors que la seconde serait plutôt source d’espoir ; un peu naïf certes, mais espoir tout de même.
À cette personne qui marche dans mes pas.
Commençons par les points communs. Ces pensées, elles sont intrusives. Parfois émergeant d’un évènement du réel, parfois simple manifestation de réflexions cycliques. C’est le propre de la plupart des pensées, elles doivent bien venir de quelque chose et elles peuvent certainement, après coup, s’expliquer avec beaucoup de rationalité. Là où celles-ci diffèrent, c’est qu’elles vont avoir tendance à instantanément prendre la place de ce qui se trouvait là. Il n’est pas rare de me retrouver contraint d’abandonner la tâche à laquelle je m’adonnais avec toute la concentration dont je dispose pour tenter tant bien que mal de chasser cette pensée ; quand je ne me laisse pas tout simplement happer par elle.
Il s’agit là d’une parenthèse intéressante à ouvrir. On parle beaucoup de procrastination, soit-disant favorisée par les nouveaux outils du numérique. Je ne peux le contredire, il est difficile de ne pas y sentir une forme de corrélation. Cependant, je suis plutôt tenté en premier lieu de pointer du doigt quelque chose de plus intérieur. Si je devais le nommer, j’appellerai ça une perte de sens. Il est aisé de juger les difficultés que les autres rencontrent.
C’est bon c’est pas la mort, moi une fois il m’est arrivé un truc pire et je m’en suis très bien remis. Il suffit d’un peu de volonté, c’est quand même pas grand chose, non ?
D’ailleurs, je le fais moi-même au quotidien. Intérieurement bien sûr, mais très souvent, je juge. Là où je me contrains constamment, c’est dans ma façon d’extérioriser ces pensées. À cette première impression, je rajoute toujours de la retenue, de l’empathie qui m’entraîne à considérer qu’à ce moment précis, cette personne a ses raisons. Car oui, cette personne prostrée sur sa chaise de bureau, à l’affût de la moindre interaction qui pourrait le sortir de ce qu’il scrolle machinalement sur son téléphone, il a sûrement ses raisons. Est-ce que cela justifie qu’il trahisse ses obligations professionnelle ? Certainement pas, si on se place du point de vue général du devoir. Par contre quand on se place du point de vue plus individuel, les considérations diffèrent. Si cette personne s’ouvrait aux autres pour parler de ses problèmes, pour exprimer son mal-être, pousser des pistes, demander conseil, du dialogue, qui peut dès lors le juger ? Personne.
Il est facile de médire du comportement des autres quand on ne prend pas le temps de se mettre à leur place, c’est une évidence. Par contre, se mettre à la place de quelqu’un, ce n’est pas s’imaginer soi subir ce qu’il subit. C’est s’imaginer être ce quelqu’un d’autre, qui subit ces choses et ensuite essayer d’imaginer ce que cela peut créer. Il n’y a bien sûr aucune objectivité dans la démarche mais il y a une volonté d’aboutir à un mieux, à une compréhension.
Que viennent donc combler ces pixels qui défilent dans l’esprit de la personne qui tient l’appareil ? Il peut y avoir un rejet du travail qui nous est demandé, bien sûr. Mais il y a aussi une fuite. Pas de celles qui mènent à un meilleur lendemain. C’est quelque chose qui peut sembler flou pour beaucoup : des périodes parfois longues, parfois courtes, où l’on est simplement victime de nos pensées, de ce qu’elles peuvent susciter en nous. Ce n’est bien sûr pas des phénomènes uniques, tout est question ici de ressenti. On a tous parfois des pensées tristes, on sait tous ; ou du moins on l’imagine, ce que peut signifier le deuil. Ce que l’on sait moins, c’est à quel point certains peuvent se retrouver démunis.
Il n’est pas ici question de fragilité individuelle. On peut sûrement, avec beaucoup d’approximations, retracer ce genre de manifestation à une vulnérabilité psychique. Je reste cependant convaincu que dans des circonstances précises, tout le monde peut chuter. Il en va de même pour la résistance à toute forme de chimie. Nombreux sont ceux qui sous-estiment par exemple les effets de l’alcool ou toute autre substance, préférant prétexter qu’ils ont toujours très bien supportés et qu’après tout, eux sont meilleurs que les autres. Jusqu’au jour fatal où ce n’est plus le cas. Si on ignore les substances, on peut aussi parler des acharnés du travail qui finissent par vivre un burn-out qui parfois les plonge dans des difficultés à très long termes. Ceux-là même qui pouvaient justifier leur train de vie comme étant pour eux une nécessité. Tout est question de levier, de temporalité et d’une goutte de hasard. Pas besoin ici d’ennemis à matérialiser, pas besoin de rendre qui que ce soit responsable de quoique ce soit, il s’agit là de quelque chose qui est en nous et qui le demeurera aussi longtemps qu’il le faudra.
Alors je suis pessimiste, je considère que face à ces difficultés aucun effort conscient ne permettra de les combattre. Ces frustrations, ces peurs, disparaîtront comme elles sont venues : des leviers, une temporalité et une goutte de hasard. Je prends ici en exemple mon cas personnel qui me replonge de façon incessante dans ces mêmes travers. Il existe cependant une part non négligeable de témoignages faisant état de progression lente mais consciente. Peut-être tout cela n’est-il qu’une question de perception, tout dépend alors de l’importance que l’on souhaite accorder au temps qui passe en comparaison aux efforts appliqués. Ou bien peut-être que ce qui semble dans un premier temps comme un effort finit par devenir une simple habitude inscrite dans le quotidien. Toujours est-il que tous font état d’une progression en dents de scie. Un jour ensoleillé n’est pas la promesse d’un éternel été, c’est une évidence, le tout est alors d’encaisser les chocs.
De là, à chacun sa technique. Pour beaucoup, il s’agira d’essayer de ne pas penser. On revient à cette fuite. On revient à cet écran. Et chaque fois que l’on craint de se retrouver seul face à soi-même, on comble à tout prix. Chemin faisant, on grignote sur notre temps de sommeil, on grignote sur notre temps passé avec les autres, on grignote sur tout ce qui risquerait de générer des pensées. En avoir conscience, c’est certainement une première étape. Je conçois que cette fuite puisse suffire à beaucoup. Après tout, elle me semble souvent confortable et rassurante dans un quotidien bien remplit. Chacun ayant sa propre nature, je me rends bien compte que je lutte contre la mienne. L’imagination, le vagabondage, les émotions incontrôlées, j’en ai parlé par le passé mais c’est plutôt mon truc. En moi, fuir n’est que retarder et le problème n’est pas la pensée ou son origine mais la peur que j’y associe. Car oui, à présent j’ai peur de penser.
Ce phénomène, j’en souffre de plusieurs façons. Au quotidien, il y aura la procrastination qui m’incite à ne surtout pas sortir de mon cocon. Plus occasionnellement, il y aura l’impact sur mes émotions et donc mon comportement avec les autres. Finalement, il y aura ces petites choses anodines qui sont devenues obsessives. Ce sont elles que je fuis et ce sont elles qui me rattrapent toujours, ce sont aussi elles qui me rendront insupportables auprès des autres et ce sont elles qui me feront rallumer mon téléphone à deux heures du matin. D’expérience, il y a donc deux manières de s’en débarrasser : les assouvir, ce qui peut simplement créer le pire comme le meilleur, ou bien les fuir jusqu’à ce qu’elles finissent remplacer par d’autres parfois moins nocives.
La solution de facilité reste alors la fuite. Et c’est là toute la dualité qui évolue en moi ; ma nature me pousse à vivre mes obsessions quoiqu’il en coûte et mes récentes expériences me poussent à les enterrer. Un compromis semble dur à trouver tant les deux situations s’opposent. Cela me fait soulever quelques questions. À l’intérieur, je me sais amoureux de la tristesse, aux difficultés du quotidien, aux émotions fortes et débordantes. Je sais aussi que j’ai par le passé su trouver un équilibre émancipateur dans cette tendance, ce qui m’a apporté une certaine profondeur dans l’analyse de mes pensées et de mes émotions. Or, je me frustre aujourd’hui à me retrouver très souvent dans l’incapacité de recréer ces situations et je comprends bien que cela est principalement dû à mon appréhension. Il suffit d’une seule très mauvaise chute pour avoir peur de marcher à nouveau.
On imagine très bien le cercle qui en découle. J’ai commencé à écrire cet article il y a plusieurs semaines déjà en ayant un évènement très précis à l’esprit. Je ne l’ai pas achevé par frustration et c’est finalement l’oubli qui a pris le dessus. Pourtant me revoilà après tout ce temps pour l’achever et c’est sans suivre la moindre note que j’ai pu arriver à l’exact même conclusion : ce refus d’espérer qui m’empêche d’agir me frustre aussi bien pour ce que je rate que pour ces peurs irrationnelles que cela provoque en moi. De là, je conclurai bien qu’à présent j’oserai vivre mais je sais d’ores et déjà que je reviendrai. Si ce n’est pas demain, ce sera le jour d’après.