L’obscurité

2021-10-28
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Alors que la vie suit son cours, que laisse-t-elle dans son sillage ? Un peu de routine par-ci, un peu de déception par-là et allez soyons fous, un peu de plaisir. Il n’est pas simple de définir, ou du moins d’illustrer, les déceptions et les plaisirs. Cette fois où l’on s’est sentis rougir d’un mensonge lors d’une discussion qui pourtant ne portait que peu d’intérêt. Cette fois où le vendeur de fruits et légumes nous a offert la moitié de notre commande par pure sympathie. Ces choses-là arrivent et si je suis aujourd’hui capable de les citer, c’est qu’elles se sont non seulement produites récemment, mais surtout que je les ai notées quelque part. Que penser alors du temps qui passe, de l’effet qu’il a sur nos souvenirs qui s’accumulent et se recouvrent, de la vie qui file tout droit sans prendre égard de ce qu’elle abandonne sur le côté.

À ces souvenirs perdus.

D’un point de vue pragmatique, ce phénomène s’explique très simplement : le cerveau a une capacité restreinte à emmagasiner les informations ; sans même prendre en compte le fait que passé un certain âge, ses capacités ne font que s’amenuiser. De tout cela, il ne reste que des souvenirs approximatifs, quand ils ne sont pas totalement imaginés, et des automatismes. Les premiers se révèlent forts utiles pour entretenir une discussion, à base d’anecdotes plus ou moins personnelles, alors que les seconds seront ce qui forgent notre personnalité, ces choses que les gens perçoivent sans qu’on ne les exprime. La simplification est grossière, un évènement de la vie peut être bien plus que cela, mais c’est sur ces deux axes que se concentre une partie du vécu ; cela pour soulager notre cerveau.

Commençons par l’évidence, un souvenir est un évènement relativement marquant. On a évidemment en tête des souvenirs sans importance, je me rappelle par exemple de ce professeur qui expliquait que le cerveau avait cette capacité à oublier et que très certainement cette discussion ne nous marquerait pas. C’était il y a pourtant 15 ans et si cet évènement n’a effectivement rien d’intrinsèquement marquant, je m’en souviens, et ce simplement parce qu’à ce moment mon esprit a pu le verrouiller grâce à une forme de formalisation. À la différence des souvenirs “subis”, celui-ci m’a marqué non pas pour me construire mais simplement par entêtement. À l’opposé, on trouve donc ces souvenirs plus lourds en émotions ; bonnes comme mauvaises. Inutile d’en citer, on est généralement très à même de reconnaître les évènements marquants de notre vie si tant est que l’on est honnête avec soi. Alors bien sûr, je vais me concentrer sur les négatifs, ceux que l’on préférerait ne plus jamais voir ressurgir alors que l’on faisait simplement la vaisselle.

À la suite d’un évènement traumatique, la première chose se mettant en place, c’est la lutte. Avec soi, avec son passé, son inconscient. L’oubli est encore lointain, inatteignable au jour le jour. Et pourtant. Le recul s’installe, lentement, il nous aide à reconnaître les évènements similaires, il nous aide à faire face, to cope. On ne pourra pas s’en défaire, mais on peut vivre avec. On parle alors de mois, d’années, de décennies, qu’importe ; le cerveau fera son œuvre et ce souvenir laissera place à de nouveaux, pas forcément plus importants mais au moins plus immédiats. Et ainsi de suite. Un apprentissage, qui est la force de tout être vivant, le souvenir passera au second plan, il s’obscurcira, on oubliera les voix, on oubliera les visages, il ne restera plus que des émotions et des automatismes.

Certains de ces souvenirs deviendront si insignifiants qu’après quelques années, après l’accumulation d’autres automatismes on peut se retrouver à adopter un point de vue parfaitement opposé à ce que nous avait dicté notre première expérimentation. Comme une forme d’ironie, de ces évènements marquants, parfois destructeurs, le vide s’installe, nous faisant oublier, peut-être par mauvaise foi, pourquoi on a pu un jour penser ou faire de cette façon. Une perte de sens. De cet instant qui m’a défini pendant tant d’années, que me reste-t-il aujourd’hui, pourquoi continuer à me définir consciemment en fonction de lui alors que l’œuvre du temps l’a extirpé de mon inconscient il y a maintenant fort longtemps ?

Ce déséquilibre mis de côté, il résulte de tout cela une force emplie de confiance. Car oui, maintenant on sait. Maintenant, on arrive à garder le contrôle sur ce ressenti, à tel point qu’on en perd finalement conscience ; c’est notre personnalité, c’est ce qu’on est aujourd’hui. On a du contrôle, c’est notre zone de confort. Comme un enseignant au milieu d’un amphithéâtre, comme un sportif au milieu d’un stade, comme cet enfant mal à l’aise avec lui-même et qui finit par grandir, même un peu.

Que reste-t-il ? Plus grand chose. Cette force qui nous pousse à oublier notre vertige passé, devient acquise au point que l’on en oublie de penser, de contextualiser, de prendre du recul. De fait, une vie a un temps limité, à quoi bon accaparer son quotidien en réfléchissant à des choses que l’on maîtrise déjà naturellement. On a oublié ce que c’était de ressentir le vertige, on a du mal à comprendre ceux qui face à nous s’arrêtent au bord du précipice. Une forme de monotonie, sans bienfait et sans détresse, sans joie et sans peur ; un équilibre naturel. Voilà que nous n’expérimentons plus vraiment, l’être stagne, la pensée s’isole. Comme il est confortable de se loger chez soi, de répéter sa routine, de répondre à nos besoins immédiats sans trop d’anticipation.

Lorsque l’on ferme les yeux pour s’endormir, que voit-on alors ? Des peurs, des a priori, de l’anxiété ? Ou bien plutôt une excitation pour le lendemain, un doux plaisir pour l’hier ? Pour ma part, il s’agit d’un peu de tout ça et d’un peu de rien. Je m’imagine parfois me réveiller pour reprendre ma vie en main, partir à l’aventure, relancer cette incessante évolution qui est le propre de l’être. Je suis souvent frustré de ne plus même ressentir mes peurs, forme de stoïcisme subit. C’est elle qui me permet d’exprimer une confiance charismatique auprès de l’autre, c’est également elle qui aujourd’hui me condamne à l’obscurité.

Pango

L'auteur de pensées