La peur d’aimer

2022-03-13
9 min de lecture

Par où commencer ? Certainement par le début. Ça a commencé discrètement, dans une douce pénombre, une question. Qu’est-ce que l’amour ? J’en parle, je dis en exprimer, je dis le rechercher, mais dans le fond, qu’est-ce que c’est ? La simple définition me dit qu’il s’agit d’un mélange d’affection et d’attachement, que ça pousse à exprimer de la tendresse et de l’empathie, que cela peut renvoyer aussi bien à la passion, le romantisme, la sexualité, l’amour platonique, familial, religieux… Des mots que je comprends, que je connais, mais dont je me détache. Alors si je reformule ma question, comment expliquer que je recherche l’attachement et l’affection tout en m’en protégeant ? Comment expliquer que l’empathie et la tendresse soient au centre de mes valeurs alors que j’esquive toutes les situations qui me permettraient de l’exprimer ? Reprenons dans l’ordre ; par le début. Parlons de l’émotion qui a toujours été là, tapie dans l’ombre de cette question si douce, parlons de la peur.

À moi-même.

On a tous peur de quelque chose. J’ai même envie de penser qu’à l’échelle d’une vie, on a peur de tout. J’aimerai cependant distinguer les peurs manifestes : le vide, les araignées, le trac ; des peurs liées à l’être, celles qui nous poussent à aller contre nos valeurs, celles qui, laissées libres, s’enracinent durablement dans l’individu, créent ce qu’on appellera plus simplement des insécurités. Il paraît évident que dans la société moderne, on est bien plus facilement confronté à la seconde qu’à la première à moins de rechercher activement l’adrénaline qui en découle. Quoiqu’il en soit, comment peut-on dépasser ces peurs ? Bien que ces deux catégories se distinguent, il n’empêche que la réponse à cette question demeure semblable : l’habituation permettra de réduire l’intensité des émotions créées par l’exposition à cette peur. Là où la seconde catégorie devient plus insidieuse, c’est qu’à l’image d’un virus, elle parviendra parfois à se multiplier en esquivant le système immunitaire ; autrement dit certaines peurs incarnent des formes tellement multiples qu’elles échapperont à la détection de notre conscience. Comment se confronter à ce qu’on ne perçoit même pas, comment faire face à cet inconnu qui nourrit toutes nos irrationalités ?

La peur est une émotion qui va de soi et qui, faute de pouvoir être identifiée et combattue, est masquée. Je remarque alors plusieurs mécanismes, le plus simple consiste à faire diversion en appelant une autre émotion plus facile à exprimer : colère, dégoût, tristesse ou même paradoxalement la joie. Sorte de défense du dernier recours, c’est ce qui au quotidien pourra me rendre antipathique, froid, distant ou excessivement joyeux. Un mécanisme plus subtil mais non moins problématique, auquel j’ai trop souvent recours, est une forme de traitement symptomatique. Lorsqu’on la ressent, la peur va créer un mal-être, déformer les perceptions et les intuitions, remettre en question nos fondamentaux. Une personne saine dirait qu’il faut alors identifier ce qui provoque cette peur, ne plus la gratter, pour la laisser enfin nous traverser ; gagner en contrôle. Tâche simplement résumée, mais autrement plus ardue dans la réalité. Non, là où se concentrent mes efforts, c’est dans la correction des résultats. La peur me rend colérique ? Je n’exprimerai plus jamais de colère, tant pis pour le dégoût qui la remplacera. La peur déforme mes perceptions ? Je ferai appel à mon empathie pour comprendre ce qu’on attend de moi et réagir en conséquences. Peu importe, pourvu que je sois normal, adéquat, parfait. Pourvu que personne ne remarque que j’ai peur.

Tout cela, je n’en prends conscience que progressivement. Récemment, au détour d’une conversation, est venue cette question :

Tu parles toujours de toi et de ta rationalité que tu opposes aux autres et à leurs sentiments, tu n’as pas l’impression de fuir quelque chose ?

Cette phrase m’a marquée. Je la tourne et je la retourne, j’essaie de comprendre comment se dessinent ses contours, j’essaie de trouver où est sa place dans le puzzle de mon esprit. Il est vrai que j’ai tendance à inscrire chacune de mes actions dans une recherche perpétuelle de rationalité. Il est aussi vrai que je perçois toujours les autres en fonction de leurs sentiments. Je ne peux le nier, au moment d’interagir avec l’autre, je ne pense jamais à mon ressenti ; trop salissant, trop imparfait. Mes emotions sont trop intenses pour être prises au sérieux, même par moi. Est-ce que c’est normal ? Et puis même si ça l’est, pourquoi ? Mon passé me sourit toujours. Me voilà face à la réalité de mes contradictions car la réponse je la connais, mais je la refoule, la fuis, rassuré par la douceur du confort de mon quotidien.

Comme souvent, je vais tenter de présenter la réponse au travers d’une question : qu’est-ce qui nous pousse à rester installé dans une position inconfortable lorsqu’un animal s’installe auprès de nous ? À cette question, on répondrait simplement qu’on a peur de la déranger, cette petite bête. On aurait donc peur pour l’autre, peur de brusquer ses émotions, ses sentiments. Mais pourtant, n’est-elle pas précisément en train de créer en nous ce dont on essaie de la préserver ? On crée une hiérarchie, l’autre passe avant nous et on pourrait très facilement le justifier en disant que cet effort ne nous coûte finalement pas grand chose, que parfois dans la vie il faut savoir faire des compromis, comme si se sacrifier pour l’autre allait de soi. Tout cela, je le présente comme si je voulais y opposer une contradiction mais j’y crois fermement ; pour cohabiter, il faut savoir prendre sur soi, déplacer ses barrières pour y inclure ceux qu’on souhaite aimer. On peut faire des efforts pour l’autre dès lors que cette démarche est faite avec conscience, de ce qu’elle va créer en nous et de ce qu’elle va engager avec l’autre, j’y crois et je trouve ça beau.

Cette analyse souffre cependant d’un défaut dès son introduction : avons-nous simplement peur de réveiller l’animal qui sommeille sur nos genoux ? Sa présence n’est-elle pas en train de créer quelque chose en nous ? Un sentiment positif, réconfortant, une sécurité, une présence. La réveiller, ce serait entraîner la fin de ce moment et de tout ce qui en est issu, comme une fatalité. Est-il seulement réaliste de considérer que notre mouvement pourrait créer chez l’autre une envie de mettre fin à ce partage ? Comme si nous effacer, c’était favoriser le partage, illégitimes que nous sommes, comme si nous n’étions pas à notre place, que l’instant présent n’était que le résultat d’un concours de circonstances, que cette personne auprès de nous était sous le coup d’une illusion, que nous l’avions trompée, naïve comme elle est, ne percevant pas ce auprès de quoi elle s’était installée… Je m’essouffle. Voilà donc cette peur, réelle mais ignorée ; celle du jugement, celle de décevoir, mais surtout celle de l’abandon. Je pense que j’ai besoin de l’écrire clairement, maintenant et pour toujours. Plus que d’être seul, j’ai peur d’être abandonné pour ce que je suis.

À la question “tu préfères être normal ou bizarre“, j’ai systématiquement répondu “normal“. Comme une évidence. Oui, j’aimerai être “normal”, j’aimerai ne jamais être la cause d’inconfort chez l’autre, j’aimerai ne jamais me faire remarquer, j’aimerai être adapté à tout et tout le monde. Car oui, j’ai peur de décevoir et j’ai peur que, de cette déception, l’autre soit tenté de s’éloigner, me trouvant peu fiable, trop bizarre, pas assez bien. Pourtant, cette personne à qui je m’attache avec difficulté, qui pourrait m’abandonner, n’a aucune raison d’être plus facilement trompée qu’une autre, elle n’a aucune raison de ne pas avoir perçu ce que j’étais réellement. Après tout, ai-je un jour cherché la normalité ou la simplicité chez l’autre ? Si elle se trouve là à ce moment précis, c’est qu’elle en a pris la décision, tout comme j’ai décidé de prendre sur moi pour préserver son confort. Elle a pris un risque équivalent au mien, elle a pris le risque de s’attacher, de décevoir, de voir s’éloigner. Qu’importe ses raisons ou ce qu’elle voit en moi, elle est simplement là, n’est-ce pas tout ce qui importe ?

Ainsi face à cette personne qui, en son âme et conscience, apprend à me connaître et à m’accepter, suis-je en droit de refuser de faire ce même effort, de m’accepter tel que je suis ? “Pour aimer les autres, aime toi toi-même”, phrase toute faite au demeurant, censée nous donner le courage de nous aimer quand la vie ne nous est pas favorable, elle s’inscrit plutôt ici dans une démarche d’efforts équivalents. La réalité, c’est que cette personne qui nous découvre a aussi besoin d’être guidée, de prendre exemple. Si nous ne pouvons lui exprimer nos besoins, nos difficultés et nos peurs, comment pourrait-elle alors y répondre ? Quand il sera trop tard ? Quand nous aurons balayé d’un souffle ce qu’elle a construit avec passion et attachement ? Si l’autre est source de doutes en soi, il est cruel d’ignorer que la réciproque est aussi vraie. À mesure que son engagement grandira, elle aura peur de nous réveiller.

Si nous en revenons à cette métaphore, que faire quand le sang ne circule plus dans nos jambes et que nous vient l’envie de nous relever ? Cela demandera d’accepter que ce moment prenne fin, que si la vie est faite de déceptions, elle est aussi faite de surprises et que peut-être, un jour, l’occasion se présentera à nouveau sans que nous n’ayons eu à le solliciter. En l’attendant, on peut toujours préserver ce qui au quotidien rythme la vie de cet animal qui ne nous appartient qu’aux yeux de la loi, faire preuve de patience quant à ses besoins et ses envies. Ma vie suivra son cours et je cultiverai patiemment ce qui nous rapproche. Parallèle maladroit, certes, mais parallèle quand même, qui a pour lui le mérite d’apporter une simplification à mes perceptions dont j’ai parfois terriblement besoin.

Pour concrétiser cette prise de conscience, comment orienter mes efforts pour enfin vivre en paix avec ce que je suis ? Comment m’arracher de ce sentiment d’imposture, chaque fois que je me tourne vers l’autre, cette impression de vouloir rattraper mes erreurs passées ? Ce n’est pas comme si j’allais les oublier. Ce n’est pas non plus comme si j’allais les répéter. Alors soyons honnêtes, pour une fois. “C’était il y a longtemps” n’est qu’une esquive quand on me demande si je vais mieux ou si j’ai tourné la page. “Je m’attache difficilement” n’est qu’une maladroite tentative de me montrer comme plus fort que je ne le suis. “J’ai peur de blesser l’autre” n’est qu’une façon de masquer ma peur de l’abandon. Si la pudeur peut justifier que je présente ces réponses à qui me questionne, il n’est plus envisageable que j’utilise cette occasion pour me convaincre que la réalité ne va pas plus loin. Cette honnêteté et cette bienveillance, je me les dois à moi-même avant tout et si j’espère pouvoir un jour penser que je m’aime réellement, il faut que j’en prenne pleinement conscience.

Pango

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