Le Rien
Il est facile de pointer du doigt les défauts, les coups de mous et autres vagues à l’âme. Il est cependant plus difficile de remarquer le rien, encore plus de le mettre en forme ou d’en parler. C’est pourtant ce que je vais essayer de faire, au milieu de ce rien se trouve tout de même des miettes de satisfaction et la silhouette de la déception. Sorte d’équilibre instable, un peu comme ces machines attrape-peluche : le jouet est dans la pince mais on sait que la moindre secousse suffira à perdre cette chance.
À ces personnes qui m’accompagnent.
Il y a d’ailleurs 2 façons d’interpréter cette image, la première serait de considérer que ce qui se tient au bout de la pince, c’est un peu de bonheur, un shot de sérotonine qui s’empressera de traverser notre cerveau après une réussite quelconque. On tient la manette et bien que le hasard joue pour beaucoup dans le résultat, on sait qu’avec un peu de persévérance la réussite est à portée de main. L’autre, c’est de considérer que le jouet, c’est soi. De cela découle quelques réflexions quant à ce que peut être la vie, une simple machine à sous dont les probabilités de réussite sont bien minces, sur laquelle l’individu n’exerce que peu de contrôle. On ne sait d’ailleurs pas trop ce qui nous attend une fois sortis d’ici. La vie, la mort ?
Cela ne résout rien de notre quotidien. Quand les journées s’enchaînent, se ressemblent et commencent à former un segment continu d’inintérêt, devons-nous nous en satisfaire dans le mesure où la souffrance en est absente ? Forcément rien n’est tout blanc ni tout noir, alors au milieu de ce rien on trouve tout de même de petits échecs et de petites réussites. Un esprit sain vous dirait de capitaliser sur vos réussites pour construire votre lendemain avec. S’il est aisé d’avoir de bonnes paroles, il est bien plus ardu de les mettre en œuvre. Mais c’est un esprit cynique qui sait se complaire dans ses malheurs qui vous dit ça ; sorte de “Je vous l’avais bien dit”.
La réalité, c’est plutôt cet équilibre instable. Les réussites, ce sont de jolis murs et un toit qui nous protège de nos échecs. Ces murs sont au mieux fait de pierre de taille, au pire de sable et il suffit d’un petit échec de trop pour se faire ensevelir durablement. Éternellement pour les plus malchanceux d’entre nous. Car oui, s’il est possible de capitaliser sur ses réussites il est surtout possible de tourner trop facilement le dos aux problèmes qui nous entourent, d’ignorer les fuites qui peu à peu nous laissent patauger dans notre quotidien.
Il est extrêmement compliqué d’expliquer à quelqu’un sa dépression. Et non pas la dépression. Dans mes phases les plus sensibles, j’en parlais (trop) ouvertement, ça passait par de légères allusions jusqu’au fatal nervous breakdown. Ces moments où l’on se retrouve totalement submergé, à paniquer intérieurement de la moindre chose : faire les courses, manger, sortir, vivre ; tout est prétexte à se perdre sans que cela ne se remarque particulièrement. Comment dire à quelqu’un que l’on n’a pas mangé depuis 5 jours et que là tout de suite, on n’a pas spécialement envie de travailler mais de simplement fermer les yeux et attendre que la vie se termine, sans paraître capricieux ? Évidemment, quand la seule chose que l’on a à opposer à un “Pourquoi ça ne va pas ?” est un simple “Je ne sais pas, c’est comme ça”, on ne récolte que peu de soutien. Et d’ailleurs, le soutien, ce n’est même pas ce qu’on cherche, plutôt de la compréhension quand ce n’est pas simplement avoir la paix.
Alors au quotidien, on sert les dents. Pour ma part, cela ne m’a pas empêché de me mettre (plus que de raison) au sport, de sortir me sociabiliser, faire des rencontres, cuisiner… On commence à dessiner les murs sur le sol boueux dès la première éclaircie, on essaie d’inscrire une routine partout où on en a la force. On revient à cette notion d’équilibre, il est parfois difficile de ne pas plonger trop profondément dans une occupation et d’y perdre une autre partie de soi. Il n’y a pas que les autres qui risquent de nous en prendre des morceaux ; la nature humaine fait que l’on s’éparpille toujours à la recherche d’un renouveau. Cette reconstruction complexe, lente et instable masque d’autant plus la dépression car plus que jamais, on essaie de montrer que tout va bien, d’oublier notre souffrance. Les autres nous la rappellent parfois “Alors, comment ça va en ce moment ?” “…” “…” “Ça va”. Derrière cette suspension se cache une réflexion intense, la personne sait que notre esprit divague souvent, elle voit notre reconstruction, elle contemple avec plus de satisfaction que la notre ces quatre murs solides qui entourent désormais notre quotidien et attend sur le pas de la porte qu’on l’invite à entrer. Mais on s’y refuse car à l’intérieur l’eau coule toujours à flot, le toit est absent et seuls quelques ilots boueux nous permettre d’y vivre. On masque.
Aujourd’hui tout le monde sait que rire et sourire peut cacher quelques difficultés. Ne pas être heureux, c’est quelque chose de compréhensible. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est le désespoir et ce que beaucoup ignorent, c’est que pour quelqu’un d’un minimum aguerri, il est possible de ne pas laisser apparaître quoique ce soit qui permette de le distinguer, bien au contraire. Durant mes crises les plus intenses, je repense parfois aux gens qui m’entourent quotidiennement, avec lesquels je partage et ris aux éclats jour après jour. Dans ces moments-là, je me dis qu’ils ne comprendraient pas. Quand on s’est quittés, il n’y avait rien, qu’un vague goût de quotidien. On discute tranquillement le matin autour d’un café, on part faire du sport avant la pause déjeuner, on relance nos éternelles blagues qui nous font rire à chaque fois, on s’enfile une assiette énorme “parce qu’on l’a bien méritée” pour se reconcentrer l’après-midi et échanger à nouveau avant de se quitter. On se dit à demain. Bref, que du rien de spécial, une journée comme les autres. Sauf que demain, je ne reviens plus jamais. Ayant déjà maintes fois goûté au désespoir, je ne peux m’empêcher de penser que ce serait une chose bien atroce à infliger à des gens qu’on apprécie même si mon cynisme me fait souvent ignorer ce genre de détails. Je ne peux qu’imaginer ce que je ressentirai en apprenant que quelqu’un qui m’est proche a fait ce qui chaque soir me trotte dans l’esprit. Il s’agit aussi d’une des rares choses qui me donne l’impression d’avoir encore un peu de valeur.
Ironiquement, les personnes que je croise chaque jour et qui m’aident parfois à chasser ces idées noires seraient surprises d’apprendre qu’elles ont un tel effet. Alors on pourrait penser que c’est une note positive mais je ne peux m’empêcher de considérer ça comme une sorte d’aliénation à la vie au travers d’un paradoxe. La douleur est une échelle très subjective où chacun trouve sa tolérance, c’est vrai aussi bien physiquement que mentalement. Le quotidien est douloureux quand on est seul et incompris, alors on est tentés d’y mettre un terme. Pour y parvenir, on essaie de se détacher de ceux qui nous entourent pour rendre notre départ plus supportable. L’effet inverse est appliqué à notre quotidien jusqu’à ce qu’on atteigne notre seuil de tolérance où notre cerveau aura deux réflexes : frapper un coup sec pour que tout s’arrête ou se raviser non sans difficultés.
Toujours est-il que ce rien quotidien mute en permanence, parfois pour le mieux, parfois pour le pire et que cela rend toujours plus compliqué le fait d’expliquer aux personnes extérieures que non, on n’en est pas du tout sortis et que oui, ça va aussi mal que depuis toujours. C’est un effet pervers, on s’enfonce dans une situation où l’on n’a pas envie de tout gâcher en s’ouvrant à nouveau et où l’on sait que rien n’est acquis. Que ce qui nous a un jour plongé dans les abysses est toujours là, derrière ce mur, à attendre une fissure. Ce dernier nous servant aussi bien à nous protéger de nos démons que des autres, dans l’espoir de ne jamais avoir à montrer de faiblesses ; craignant de se ridiculiser toujours plus.
Alors oui, ça va, ce n’est rien.