Mon idéal
Je n’ai jamais appris à être heureux. “Je”. Naît-on avec cette capacité ? L’apprenons-nous par mimétisme ? Faut-il se battre pour l’obtenir ? Une compétition annuelle ? Plus concrètement, bien que je n’ai jamais appris à chérir mes possessions, bien que je n’ai jamais appris à estimer l’autre ou moi-même ; j’ai toujours convoité ce que soi-même l’on pourrait posséder, en échange de rien, si ce n’est d’un peu de facilité. Que ce soit un grand esprit, de vastes connaissances sur le monde, du succès, un sens artistique, une passion. Tout cela, je le convoite. À quelles fins ?
À ces personnes qui m’inspirent.
Faute de pouvoir posséder ce qui nécessite de s’investir, comme toujours, je me réfugie dans ma tête. Je me prends à m’imaginer réussir, l’incarnation de la motivation, l’amour de la vie et de ce qu’elle porte. Je rêve de plus, je rêve de mieux, je rêve d’une finalité. Car au-delà de la possession matérielle, au-delà de la reconnaissance de mes pairs, il y a une chose que je désirerai éternellement, une chose vaporeuse, difficile à définir. Elle est proche d’une vocation qui porterait en elle un sens. Contemplative, elle procurerait satisfaction et assurance à quiconque l’approcherait. Créant avec l’autre une confiance mutuelle sans compromis, elle permettrait à chacun de grandir pour mieux vivre son quotidien. Une forme de raison absolue qui parviendrait à s’exprimer et échanger avec la sensibilité de tous. Voilà ce à quoi j’aspire, voici mon rêve, ce que je veux être.
Ma réalité est tout autre. Embourbé dans mes erreurs passées, ma confiance ensevelie sous les décombres de ce que fût mon quotidien, je me construis cette routine aseptique pour panser ce qui pourrait demain me définir. Quelles sont les pièces manquantes entre ce rêve et cette réalité qui me divise ? Nombre d’entre elles demeurent évidentes, la volonté en est la meilleure représentante car elle révèle alors cette constellation de défauts. Au quotidien, comment se projeter dans une réalisation dès lors que la finalité de celle-ci s’inscrirait dans un monde en perpétuel changement ? Autrement, à quoi bon donner de soi quand la réalité ne laisse de nos accomplissements qu’un vague souvenir ? Par le travail de l’inconscient, cette petite partie de soi qui cherche toujours la facilité nous fait apprécier le confort de l’immobilisme. Cette personne assise sur le trottoir qui nous sourit en espérant obtenir quelques sous se confronte certes à l’indifférence générale, mais également à cette routine maladive. S’adresser à cette personne impliquerait de briser ce mouvement qui nous conduit, par exemple, à notre domicile, nous forcerait à tendre la main vers notre porte-monnaie ; qui ne contient en plus que quelques centimes. Après tout, la générosité m’a-t-elle un jour défini ? Ai-je envie de rompre avec cette tradition d’ignorance, là, maintenant ? Et demain ? Non, ma vie me le répète, je suis vil et si je souffre aujourd’hui, c’est parce que je l’ai mérité, la routine est ma punition. Rien ne pourra remettre en question ce qui m’apparaît comme un état de fait et certainement pas cette personne qui m’observe m’éloigner, indifférent.
De cet enfermement auto-infligé résulte de l’aigreur face à celui qui réussit, me voilà à lui trouver, malgré tout, des défauts notables, comme si cela pouvait minimiser ses succès. Ou bien à haïr celles et ceux qui m’ont tant donné mais qui ont finit par me tourner le dos pour des raisons qui ne relèvent que de leur propre conscience. Cette vive amertume, je la ressens bien sûr envers moi-même, qui ai un jour eu la chance de posséder au point de m’endormir chaque nuit avec l’envie de vivre pleinement le lendemain ; quand bien-même je n’avais jamais rien mis en œuvre pour le mériter. Mon idéal me semble si lointain, mes questionnements comme des obus largués sur cette route à peine tracée. L’évidence apparaît, l’angle de réflexion importe peu, si aujourd’hui je suis malheureux, c’est parce que j’ai passé plus de temps à mépriser la joie de vivre de ceux que j’ai perçu comme m’étant inférieur qu’à construire ma vie et tout ce que cela implique. Le refus de l’autre, le refus de soi.
Me voilà donc à observer cette situation, à fouiller les décombres à la recherche d’indices, de souvenirs et surtout d’inspiration. Car si aujourd’hui je parviens à visualiser mon idéal, comment l’atteindre ? Peut-on devenir ce à quoi j’aspire après avoir commis tant d’erreurs ? Comme si m’accorder indéfiniment des secondes chances allait un jour me permettre d’enfin arriver à destination. Quand une fusée s’écrase, on ne lance pas la suivante en croisant les doigts. On repense, on déconstruit et surtout on expérimente à nouveau. Théoriser est en soi quelque chose de rassurant, de confortable, mais de cela découle un défaut non négligeable pour qui espère un jour s’améliorer : une confiance outrancière. L’imagination a cela d’incroyable qu’elle nous présente tout comme étant atteignable, nous ne sommes jamais plus puissants que dans nos rêves. Comment réagit celui qui jamais ne s’est remis en question lorsqu’il essaie de concrétiser ce qu’il a imaginé ? C’est une évidence, rien ne se passe jamais comme on le pense, qu’importe notre rationalité qui devient d’ailleurs un poids lorsque nous nous confrontons à l’autre. Les questions m’inondent et le monde, lui, continue de tourner, l’écart se creuse à mesure que les flots grandissent.
Je me voile la face. Le chemin, je le connais, je l’ai déjà emprunté. Il a toujours été là, sous mes pas. Il me fait peur, il est plongé dans l’obscurité la plus totale. Pour avancer, je dois affronter ce passé qui le hante, je dois me confronter au changement, à l’inattendu. Je ne suis pas guéri et ne le serai peut-être jamais. Ce qui est certain, c’est que si je m’arrête, je m’expose à ces pensées irrationnelles qui ont un jour causé ma perte. Je le sais car quand je me retourne, je n’aperçois plus le point duquel je suis parti. Je le sais car quand j’essaie de me rappeler comment je suis arrivé là, je me revois sombrer pendant des jours, des mois, des années ; pour finalement me mettre à courir. À courir droit, à courir bien, à courir vite. J’ai déjà souffert, j’ai déjà fait face et me voilà, toujours debout, plus grand qu’hier, plus petit que demain et mon idéal toujours en vue.
Tout cela, je le sais, non pas parce que je suis né avec, non pas parce qu’on me l’a montré, non pas parce que j’ai vaincu ; mais parce que je l’ai appris, seul. Plus lentement que certains, mieux que d’autres. Qu’importe. Notre évolution s’inscrit certes dans l’espoir que ceux qui nous côtoient l’acceptent et la comprennent, mais elle s’articule surtout autour de soi. À quoi bon se comparer aux autres alors que nous n’avons pas les mêmes objectifs ni les mêmes motivations. Après tout, si notre entourage nous refuse pour ce que nous devenons, qu’est-ce qui nous empêchera de trouver à l’avenir des personnes plus réceptives à notre existence ? C’est ainsi que je l’atteindrai, cet idéal, dans le mouvement, en m’inspirant et en repoussant mes peurs. Si seul j’ai appris, à plusieurs je construirai.